75 ans après sa mort, la lecture du contemporain capital reste d’actualité. Si le sens de ses vers, obscur, peut décourager, ses Carnets constituent encore aujourd’hui un merveilleux jardin de réflexion.
Contexte poétique de Paul Valéry
Le style, pour l’écrivain aussi bien que pour le peintre, est une question non de technique mais de vision.
Aux funérailles de Paul Valéry, on demanda à François Mauriac si on n’assistait pas ce jour-là à la mort du vers alexandrin. Mauriac répondit que s’il pouvait réciter de mémoire quantité de vers de Racine, Ronsard ou Boileau, par contre, il aurait été incapable de restituer le moindre alexandrin d’Éluard ou d’Aragon.
Victor Hugo sera le premier à remettre en cause (timidement) les règles de la prosodie classique (diérèse, hiatus, enjambements…).
J’ai bouleversé ce grand niais d’alexandrin
Les innovations techniques de ses successeurs aboutiront à la forme communément appelée néoclassique. Paul Verlaine, notamment, s’amusait à faire hurler les vieux barbons conservateurs de son époque par des provocations visuelles (rattrapage d’un e élidé du premier bloc, par exemple, qui donnait bien une structure finale 4/4/4 alors que l’œil lisait 3/5/4).
Les grands rimeurs du XXe siècle iront plus loin, même s’ils gardent le plus souvent le principe du mètre fixe, en s’affranchissant des obligations : on ne respecte plus une règle parce que c’en est une, on la remplace par le bons sens. S’il y a un hiatus à l’hémistiche sur tel poème d’Aragon, par exemple, c’est que ce hiatus a un sens (il a voulu marquer une rupture, un sentiment violent, casser son rythme, …).
Le projet de Valéry sera lui totalement à contre-courant des concepts esthétiques de l’avant-garde de son époque : le chemin d’Apollinaire qui conduira aux surréalistes et à l’émergence d’une poésie très moderne, le plus souvent en vers libres ou en prose.
Valéry voulut lui revenir à la limpidité euphonique propre à la poésie classique par la production en 1917 d’une œuvre impressionnante et très compliquée, la Jeune Parque. Il y pratique un hermétisme impénétrable, prolongeant en cela le chemin de son maître Mallarmé. Par exemple, les spécialistes s’interrogent encore sur :
Attend de ma faiblesse une larme qui fonde
Fonder ou fondre ?
Un parcours atypique
Nous vivons comme nous pouvons dans le désordre de ses ruines, ruines elles-mêmes inachevées, ruines qui menacent ruine, et qui nous entourent de circonstances pesantes.
Extrait du discours de réception à l’Académie française (1927)
Au-delà des circonstances de la première guerre mondiale, les propos de Valéry traduisent une opinion fin de siècle assez courante chez une partie des intellectuels de sa génération. Né en 1871, ses idées reflètent bien le malaise psychique provoqué par les innovations technologiques spectaculaires de la fin du XIXe siècle, en particulier chez les écrivains catholiques.
C’est l’époque du scientisme, de la foi absolue dans le progrès et l’éducation qui accoucheront d’un monde meilleur, en poursuivant le mot du révolutionnaire Saint-Just : Le bonheur est une idée neuve en Europe.
Originaire de Sète, Paul Valéry entame des études de droit à Paris où il est vite introduit dans le nec plus ultra du milieu littéraire : les réceptions du mardi de Stéphane Mallarmé. Ses premiers poèmes ont en effet été remarqués et il aurait pu à l’époque postuler à une brillante carrière de poète « symboliste ».
La nuit de Gênes de 1892 changera la donne : Paul Valéry est atteint d’une crise métaphysique qui l’amène à se retirer d’un monde littéraire où il venait juste d’arriver. Mais il ne renoncera pas pour autant à la vie intellectuelle. Celle-ci sera occupée par la rédaction de ses Carnets, une sorte de journal intime auquel il consacra sa première heure, au réveil, pendant des décennies.
Le destin est parfois facétieux. Approché par André Gide qui voulait rééditer ses premiers poèmes, Paul Valéry va se lancer à partir de 1914 dans un des projets poétiques les plus ambitieux de l’histoire de la poésie française et aboutira en 1917 aux 512 alexandrins classiques de la Jeune Parque.
Triomphe et gloire
Il est difficile aujourd’hui de se représenter les mentalités collectives des intellectuels de l’époque. Pour exemple de celles des poètes, le maître de Valéry, Mallarmé, passera quatorze années de sa vie sur le sonnet en yx et or (deux rimes particulièrement difficiles à employer en français), en donnera deux versions, et mourra sans en être totalement satisfait… A l’époque de Tweeter, le projet peut sembler quelque peu extravagant…
Totalement déconnecté de la vie littéraire, Valéry a lui aussi suivi un chemin d’anachorète par la rédaction de ses Carnets. La publication de la Jeune Parque connaîtra un succès immédiat en 1917, entraînera son admission à l’Académie Française dix ans plus tard et fera de lui l’intellectuel français le plus célèbre dans le monde pendant l’entre-deux guerres.
Promu commandeur de la Légion d’Honneur, reçu avec grande déférence dans de nombreux pays, Valéry aura le courage de prononcer en 1941 l’éloge funèbre d’Henri Bergson, ce qui lui vaudra d’être immédiatement déchu de son poste de secrétaire de l’Académie Française par le régime de Vichy.
Le destin lui réservait une dernière entourloupe : grand favori pour le Prix Nobel de Littérature 1945, il décédera quelques semaines avant son attribution…
Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
entre les pins palpite, entre les tombes ;
midi le juste y compose de feux
la mer, la mer, toujours recommencée !
Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !
Le cimetière marin