La saison 5 du Bureau des légendes s’est achevée la semaine dernière, signant la fin de l’ère Rochant. Clore une série n’est pas chose aisée. En cadeau d’adieu, le showrunner historique a préféré donner carte blanche à Jacques Audiard (Un prophète, De rouille et d’os) pour l’écriture et la réalisation des deux derniers épisodes. Décrié par certains et applaudit par d’autres, cet épilogue imprévisible a fait couler de l’encre. Alors, le final de la saison 5, sabotage ou génie ?
[Attention, cet article contient quelques spoilers sur la saison 5 du BDL]
Audiard, le “bourreau des légendes”
“Massacre”, “Trahison”, “Gâchis”. Après la diffusion des 2 derniers épisodes du Bureau des légendes, les fans n’ont pas mâché leurs mots sur les réseaux sociaux, lapidant Audiard sur la place publique.
Avec ses choix esthétiques jugés prétentieux et sa rupture narrative incongrue, le “bourreau des légendes” a dérouté les spectateurs. Car le passage d’une série d’espionnage haletante à un film d’auteur contemplatif peut, paradoxalement, être brutal.
On nous expose des sentiments jusque-là subtilement suggérés ; on nous impose un parti pris narratif qui remplace la juste neutralité ; on nous assène de métaphores pompeuses au détriment d’un rigueur factuelle, sans compromis. Les scènes de sexe crues sont remplacées par des retrouvailles mielleuses. Le coït est interrompu d’un coup sec.
#bureaudeslegendes une catastrophe industrielle ces deux derniers épisodes. Plus de géopolitique, que du gloubi glouba psychologique à l’eau de rose. Un désastre qui confine au ridicule quand Star Wars est pastiché.
Pire déception que j’aie jamais connue— Augustin (@Steinbelloc) May 4, 2020
Avec son parti pris, Audiard ne respecte pas l’ADN de la série. Et visiblement, il a aussi une dent contre quelques protagonistes. Si la renaissance de Malotru est, bon gré mal gré, au cœur de l’intrigue du cinquième volet, de nombreuses histoires secondaires viennent pimenter les épisodes. Pacemaker à la tête d’une troll farm au Cambodge, l’intrépide Mille Sabords qui parcourt le Moyen-Orient sous l’identité d’un trafiquant… On s’attache à ces personnages, jusqu’à ce qu’Audiard en distorde les arcs. Alerte enlèvement ! Où sont passés nos clandés préférés ?
On espérait du final qu’il apporte une conclusion à ces lignes narratives, voire mieux, que les trajectoires se rejoignent dans un twist final dont seul Rochant a le secret. Mais on ne s’attendait certainement pas à ce qu’elles s’effacent dans le silence et l’indifférence. Car après avoir voyagé aux quatre coins du globe durant 48 épisodes, se retrouver coincé dans le Perche avec un Malotru qui conte fleurette… ça fait mal au trou.
Audiard, maître du clair-obscur
Les 4 premières saisons se concentraient sur le quotidien des agents doubles voire triples. Rochant avait alors signé un contrat avec le spectateur, celui d’une logique narrative sobre et réaliste, scrupuleusement documentée.
Puis le cinquième chapitre se risque à questionner, à tâtons, les répercussions d’une vie sous légende, dans le cynisme et la manipulation. Malgré sa bonne intention, la caméra de Rochant est trop pudique pour cet exercice, plus habituée à montrer les difficultés du terrain que les états d’âme des protagonistes. Il aura fallu qu’Audiard enfonce le clou d’un coup net pour infiltrer le psychisme de ces agents de fer.
1/Je n’ai pas demandé a Audiard de poursuivre la série mais de la faire sienne afin de la clore. Son épilogue est un geste artistique fort qui rompt la logique narrative. Déroutant, comme tout vrai geste artistique. Fort comme tout ce que fait Audiard. Le temps jouera pour nous.
— Eric Rochant (@erochant) May 6, 2020
En passant le flambeau à un réalisateur à l’univers fort et n’ayant jamais tourné de série, Rochant rompt volontairement son contrat et demande à ce que l’on sorte de notre zone de confort. Après tout, Audiard n’a pas été appelé pour proposer une pâle copie de Rochant, mais bien pour faire de l’Audiard. Du grand Audiard, qui marque une rupture de style radicale et assumée.
Alors oui, le réalisateur a sacrifié une partie des intrigues décousues pour pouvoir s’immiscer dans l’intimité des personnages épargnés. Loin des conflits géopolitiques et des tensions en salle de crise, nous découvrons des agents marqués par les remords, la trahison et le deuil. Un vibrant hommage à des personnages attachants malgré leur hermétisme, DGSE oblige.
En dépit de quelques maladresses il est vrai agaçantes, le final boucle ces 5 saisons, sans prendre de raccourci. Au contraire, il nous désoriente dans le portrait labyrinthique de Malotru. Plutôt que d’offrir un face-à-face JJA/Kennedy, Audiard a préféré scruter l’angle Guillaume/Nadia. Un choix qui fait écho à la toute première scène de la série, où l’on découvre les prémices d’un amour impossible, qui deviendra le fil rouge du Bureau des légendes.
La narration est certes contemplative, elle ne fait pas l’économie sur les plans longs et éthérés. C’est là où le génie d’Audiard intervient : cette mise en scène stylisée ne se substitue pas à l’action. Car au-delà de son esthétisme, ce final est extrêmement tendu, il cristallise une tension qui s’accumulait depuis plusieurs épisodes.
En prenant ce virage onirique, Audiard nous offre une tragédie grecque poignante. À travers le prisme du cinéma d’auteur, nous assistons à la chute d’un Guillaume Debailly cassé et paranoïaque. Impuissant, le spectateur comprend vite, contrairement à Guillaume, que la vengeance de Karloff s’abattra sur Nadia ou sur Prune. Le banquet final, fantasmagorique au possible, est d’une beauté cruelle et juste.
Rochant a convoqué Audiard pour « éteindre les lumières ». Le réalisateur se prête au jeu à la perfection, avec des clairs-obscurs allégoriques dignes d’un Caravage. En plaçant ses projecteurs sur des tableaux plus sombres et encore inexplorés, Audiard nous offre des adieux en beauté. Comment ne pas être touché par la mélancolie de Guillaume, à la vue du chien, du Russe, de Henri Duflot ? Comment ne pas oublier la sidération dans son regard quand il croise celui de Nadia ?
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Décevant ou éclatant, une chose est certaine : avec ce final inattendu, le Bureau des légendes rejoint Game of thrones, les Soprano et Lost au Panthéon des séries encensées aux fins clivantes. Et que les fans meurtris se rassurent : si sixième saison il y a, ce ne sera pas derrière la caméra de Jacques Audiard.